L’histoire du Chevalier de La Barre


Discours du président du Cercle « Chevalier de La Barre », le 1er Juillet 2015

Un rappel historique : qui était le Chevalier de La Barre ?

Jean-François Lefebvre, Chevalier de La Barre, était un nobliau de la région Picarde.  C’était  un jeune homme de son temps, aimant s’amuser, faire la fête, comme beaucoup de jeunes gens de toutes les époques. Quelques écarts de conduite, difficilement vérifiables, lui valurent la torture et le bûcher, le 1er Juillet 1766, à l’âge de 20 ans.

Procès et condamnations :

Pour présenter cette affaire, commençons par Voltaire dans son article « Torture » de l’édition de 1769 du Dictionnaire philosophique :

« Lorsque le chevalier de La Barre, (…) jeune homme de beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d’Abbeville… ordonnèrent, non seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête. »

En effet, le 28 février 1766, le chevalier de La Barre est condamné par le tribunal d’Abbeville pour  (je cite) « impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominables » à faire amende honorable, à avoir la langue tranchée, à être décapité et brûlé. (son « complice », Gaillard d’Etallonde est jugé et condamné par contumace). Il est décidé que La Barre sera soumis à la question ordinaire et à la question extraordinaire avant son exécution. Les trois principaux « attendus » du jugement mentionnent qu’il a été « atteint et convaincu d’avoir passé à vingt-cinq pas d’une procession sans ôter son chapeau qu’il avait sur sa tête, sans se mettre à genoux, d’avoir chanté une chanson impie, d’avoir rendu le respect à des livres infâmes au nombre desquels se trouvait le « dictionnaire philosophique » du sieur Voltaire.

La Barre fait appel du jugement.

Pour être exécutoire, le verdict des juges d’Abbeville devait être confirmé par le Parlement de Paris. Le chevalier est transféré à la prison de la Conciergerie et comparaît devant la Grand-Chambre du Parlement de Paris. Il n’eut pas le droit d’être assisté par un avocat. Sur vingt-cinq magistrats, quinze confirmèrent le jugement d’Abbeville, le 4 juin 1766.

Plusieurs personnalités, dont l’évêque d’Amiens, interviennent auprès de Louis XV au vu de la minceur du dossier d’instruction et du fait que la sentence a été rendue en toute illégalité, puisque Louis XIV a ordonné en 1666 que le blasphème ne soit plus puni de mort. Mais Louis XV refuse d’user de son droit de grâce5.

L’exécution

Le chevalier de La Barre est supplicié à Abbeville, le 1er juillet 1766. Il est soumis le matin à la question ordinaire, ses jambes sont écrasées entre 2 planches (ais) et l’on enfonce des fers entre les ais et les genoux pour briser les os, un supplice pourtant réservé d’ordinaire aux empoisonneurs et aux parricides. La Barre perd connaissance, on le ranime, et il déclare ne pas avoir de complice. Il est conduit sur le lieu de l’exécution, en charrette, en chemise, la corde au cou ; une foule énorme est rassemblée sur le parvis de l’église Saint-Wulfran. Il porte dans le dos une pancarte sur laquelle était inscrit « impie, blasphémateur et sacrilège exécrable ». Le courage du condamné est impressionnant, il écarte son confesseur : « Eh, monsieur le curé, dans un instant j’en saurai sur cette matière autant que vous ». Le bourreau le décapite d’un coup de hache. Son corps et sa tête sont ensuite jetés au bûcher, ainsi qu’un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire qui lui a été cloué sur le torse.

Il était âgé de 20 ans

La portée de ce crime et ses répercussions dans l’Histoire :

Depuis bientôt 2 siècles et demi, la mémoire de cet évènement est constamment présente :

Voltaire n’a connu cette affaire qu’après l’exécution. Lui-même mis en cause, il prend fait et cause pour le chevalier de La Barre et ses coaccusés, comme il l’a fait dans l’affaire Calas quelques années plus tôt (1762). En 1764, il a écrit le Dictionnaire philosophique, un catéchisme intolérant de la tolérance, un bréviaire de l’humanisme antireligieux.

Il rédige un premier récit de l’affaire, d’une vingtaine de pages, la Relation de la mort du chevalier de La Barre à Monsieur le marquis de Beccaria, sous le pseudonyme de M. Cassen).

Dans ce texte, Voltaire démontre la disproportion qu’il y avait entre la nature du délit — une provocation de jeunes gens qui dans la loi française n’entraînait plus, a fortiori, une condamnation à mort — et les conditions horribles de l’exécution. La protestation de Voltaire suffit pour que le tribunal d’Abbeville mette fin aux poursuites contre les autres prévenus ; Moisnel est libéré. Duval de Soicourt est démis de ses fonctions.

Voltaire n’obtient pas la réhabilitation du chevalier de la Barre, il meurt en 1778 et l’Eglise Catholique de France lui refuse une sépulture chrétienne.

 (Aux prix de sombres intrigues, il est finalement enterré le 2 juin à Scellières, dans le diocèse de Troyes,

juste avant qu’une lettre de l’évêque n’interdise l’inhumation.)

Mais le vent de l’Histoire tourne :

D’abord la Révolution Française : en 1791, la dépouille de Voltaire est transférée au Panthéon. Une foule immense accompagne le cortège composé d’acteurs, d’ouvriers, de membres de l’Assemblée nationale, de magistrats,… Le clergé ne participe pas à la cérémonie.

Au Panthéon, l’épitaphe porte ces mots:

« Il combattit les athées et les fanatiques. Il inspira la tolérance, il réclama les droits de l’homme contre la servitude de la féodalité. Poète, historien, philosophe, il agrandit l’esprit humain, et lui apprit à être libre. »

Le 15 novembre 1793, la Convention réhabilite le Chevalier de la Barre.

Après 1870, Victor Hugo, de retour d’exil, vient d’être élu sénateur et réclame aussitôt la réhabilitation des communards. Il multiplie les discours. Le 30 Mai 1878, à l’occasion de l’allocution qu’il prononce pour le centenaire de la mort de Voltaire, le grand Hugo s’enflamme pour le Chevalier de La Barre :

« En 1765, à Abbeville, le lendemain d’une nuit d’orage et de grand vent, on ramasse à terre sur le pavé d’un pont, un vieux crucifix de bois vermoulu qui depuis trois siècles était scellé au parapet. Qui a jeté bas ce crucifix ? Qui a commis ce sortilège ? On ne sait. Peut-être un passant. Peut-être le vent. Qui est le coupable ? L’évêque d’Amiens lance un monitoire… La Barre est pris. On le livre à l’instruction judiciaire. Il nie avoir passé sous le pont, il avoue avoir chanté la chanson. La sénéchaussée d’Abbeville le condamne ; il fait appel au parlement de Paris. On l’amène à Paris, la sentence est trouvée bonne et confirmée. On le ramène à Abbeville, enchaîné.

 L’heure monstrueuse arrive. On commence par soumettre le chevalier de La Barre à la question ordinaire et extraordinaire pour lui faire avouer ses complices ; complices de quoi ? d’être passé sur un pont et d’avoir chanté une chanson ; on lui brise un genou dans la torture ; son confesseur en entendant craquer l’os s’évanouit ; le lendemain, ( le 5 juin 1766,)(1) on traîne La Barre sur la grande place d’Abbeville ; là flambe un bûcher ardent ; on lit sa sentence à La Barre, puis on lui coupe le poing, puis on lui arrache la langue avec une tenaille de fer, puis par grâce, on lui tranche la tête, et on le jette dans le bûcher. Ainsi mourut le Chevalier de La Barre ; il avait dix-neuf ans. (Erreur sur son âge de Victor Hugo) »

Grâce à Victor Hugo, le Chevalier de La Barre, dernier martyr de l’Inquisition en France jusque là inconnu du grand public, devient d’un coup un symbole populaire : le symbole de la libre pensée. Un symbole renforcé durablement par les massacres de la Commune, la révolution qui avait jeté les bases de l’école laïque.

1905 : en pleine bataille pour la séparation des Eglises et de l’Etat, la première sculpture du Chevalier de La Barre est inaugurée le 3 Septembre. Réalisée par Armand Bloch, un ami d’Emile Zola, la sculpture est plantée devant la porte principale de la basilique du sacré-cœur de Montmartre, à la vue des pèlerins !

Trente mille militants laïques se pressent à cette manifestation sur la butte Montmartre.

Abbeville entend aussi fêter son Chevalier. Le 7 Juillet 1907, en place même du bûcher, les libres penseurs, inaugurent un monument pour commémorer le martyre

de Jean-Baptiste Lefebvre.

Mais même ces monuments font l’objet de polémiques :

Le monument parisien a d’abord été discrètement déplacé vers le square Nadar, moins en vue (1926).

En 1941, le gouvernement de collaboration de Pétain livre la statue aux nazis ! (le commissariat à la mobilisation des matériaux non ferreux du gouvernement de Vichy désigne les statues à abattre en vue de leur refonte par les nazis pour soutenir l’effort de guerre. Le choix des statues à abattre se porte uniquement sur des personnages ayant combattu pour l’émancipation humaine : Condorcet, Diderot, Gambetta, Victor Hugo, Marat, Lavoisier, Voltaire, Rousseau, Zola… La liste est longue. Le Chevalier de La Barre fait partie du lot des indésirables. La statue est déboulonnée, expédiée comme les autres vers la Ruhr en Allemagne).

Dernier épisode et conclusion :

Après de nombreuses péripéties une nouvelle statue est installée square Nadar, sous le sacré-cœur. L’inauguration de la nouvelle statue aura finalement lieu le 24 Février 2001.

(Le sculpteur Emmanuel Ball et le fondeur Michel Jacucha mettent la touche finale à la nouvelle statue de la butte Montmartre).

Et depuis cette date (2001), chaque année, square Nadar, se déroule à nouveau la traditionnelle manifestation laïque devant la statue de Jean-Baptiste Lefebvre, supplicié pour ne pas avoir salué une procession.

Ce combat est caractéristique de la lutte des libres penseurs depuis l’ancien régime jusqu’aujourd’hui. Une lutte pour reconnaître à tous le droit de croire ou de ne pas croire, de penser et de pouvoir l’exprimer librement.

De ce combat pour la laïcité, le Chevalier de La Barre est resté aujourd’hui un des symboles les plus flamboyants.

Symbole pourtant méconnu du grand public quoique très vivace : 67 rues portent encore son nom dans l’hexagone. Des générations de penseurs, de philosophes et d’hommes politiques y font toujours référence pour que la séparation du pouvoir des Eglises et  de l’Etat reste en France une réalité.

C’est le sens de notre présence, rue du chevalier de La Barre, en ce 1 juillet, 249ème anniversaire de l’exécution.

Pour terminer, je citerai Marc Blondel, Président de la Libre-Pensée jusqu’à son décès (2014).

« Etre libre penseur, c’est avant tout la liaison entre liberté et rébellion.
Etre libre penseur, c’est refuser la vérité révélée, c’est être conscient que la vérité progresse en fonction des connaissances, de l’évolution de la société et donc de revendiquer et privilégier la connaissance.

Bien entendu, et chacun l’aura compris, c’est refuser l’obscurantisme, le dogme et ce qui en découle, l’intolérance.

La Libre Pensée n’est pas une structure fixe, c’est une méthode, un moyen de réflexion, un comportement. Le lecteur (…), en prenant connaissance de l’histoire de la Libre Pensée, de ses fondements, de ses précurseurs, aura conscience qu’il s’inscrit dans une longue et vaste histoire, celle de la civilisation. Il pourra constater que la pratique du libre examen, même si elle rencontre des obstructions, dépasse nos frontières, en quelque sorte tend à l’universalité. (Marc Blondel, présentation du livre : qu’est ce que la Libre Pensée) ».

Je vous remercie.

Georges Epitalon, La Seyne sur Mer le 1er Juillet 2015